TROISIEME PARTIE

Le captif

 

7.               L'art de lire entre les lignes

 

Inverness, 25 mai 1968

 

Le lendemain matin, la réponse de Linklater se trouvait dans la boîte aux lettres.

— Regardez comme elle est grosse ! s'exclama Brianna en brandissant l'enveloppe. Il a dû y joindre un document.

— On dirait, dit Roger.

Il s'efforçait de garder son calme, mais je pouvais voir son pouls palpiter d'excitation dans le creux de sa gorge. Il saisit la lourde enveloppe en papier bulle et la soupesa un instant. Puis il la déchira avec l'ongle du pouce et en extirpa une liasse de photocopies.

Une lettre tomba sur le tapis. Elle était rédigée sur du papier à en-tête de l'université. Je la ramassai et lus à voix haute.

— Cher monsieur Wakefïeld, commençai-je d'une voix chevrotante d'émotion, voici la réponse à votre question concernant l'exécution de plusieurs officiers jacobites après la bataille de Culloden. Pour le passage de mon livre que vous citez, je me suis principalement inspiré du journal intime de lord Melton, un officier anglais qui, à l'époque, dirigeait un régiment d'infanterie. Vous trouverez ci-joint les photocopies d'un extrait de ce journal. Comme vous le constaterez, l'histoire du survivant, un certain James Fraser, est aussi étonnante qu'émouvante. Fraser n'a pas joué un rôle historique important, du moins en ce qui concerne mon domaine de recherche. Toutefois, j'ai souvent eu envie de me pencher sur son cas, dans l'espoir d'apprendre comment il avait fini. Si vous découvrez qu'il a survécu à son retour vers son domaine, je vous saurais gré de m'en informer. J'ai toujours espéré qu'il s'en était sorti, bien que son état, tel qu'il est décrit par Melton, ne le laisse guère supposer. Avec mes amitiés, Eric Linklater.

Le papier tremblait dans mes mains et je le posai précautionneusement sur le bureau.

Brianna se haussa sur la pointe des pieds pour lire par-dessus l'épaule de Roger.

— Ne le laisse guère supposer, hein ? railla-t-elle. Défaitiste ! Nous, on sait qu'il a fini par rentrer chez lui !

— Nous pensons le savoir ! rectifia Roger.

Mais ce n'était là qu'une prudence d’historien. Son sourire était aussi radieux que celui de Brianna.

— Qu'est-ce que vous prendrez, du café ou du thé ? Je viens juste de faire des biscuits aux noix et au gingembre.

Le visage rond de Fiona pointait dans l'entrebâillement de la porte du bureau.

— Du thé, s'il vous plaît, répondit Roger. Au même moment, Brianna s'extasiait :

— Humm, du chocolat, chouette !

Fiona fit une moue amusée et ouvrit la porte, poussant devant elle une table roulante sur laquelle étaient posés une théière fumante, un grand broc de chocolat chaud et une assiette de biscuits tout juste sortis du four.

J'acceptai une tasse de thé et m'installai dans la grande bergère avec les pages du journal de Melton. En dépit de son orthographe archaïque, la calligraphie fleurie du XVIIIe siècle était d'une lisibilité surprenante, et, quelques minutes plus tard, j'étais plongée dans la chaumière de Leanach, à la lisière du champ de Culloden. Je pouvais presque entendre le bourdonnement des mouches dans la pièce sombre, le froissement des plaids qui recouvraient les corps des blessés... L'odeur acre du sang qui imprégnait la terre battue me chatouillait les narines.

« ... Il m'était impossible de donner la mort à ce Fraser sans compromettre l'honneur de mon jeune frère. J'ai donc pris sur moi d'omettre son nom dans la liste des traîtres exécutés devant la maison et m'arrangeai pour qu'il soit transporté dans son domaine. Cependant, je ne pense pas avoir péché par excès de bienveillance à l'égard de cet homme, ni m'être rendu excessivement coupable envers le duc que je sers, car le prisonnier, dont la plaie profonde à la cuisse suppurait déjà, a peu de chances de survivre au voyage. Quoi qu'il en soit, le nom que je porte m'empêchait d'agir autrement et j'avoue que c'est avec un certain soulagement que je vis mes hommes emporter ce malheureux, toujours en vie, loin du champ de bataille, tandis que je me concentrais sur la tâche ingrate de mettre en terre les corps de ses compagnons. Toutes ces tueries auxquelles j'ai assisté ces deux derniers jours m'oppressent au plus haut point. »

Les pages photocopiées s'arrêtaient là. Je les reposai sur mes genoux, la gorge nouée. « La plaie profonde suppurait déjà... » Contrairement à Roger et à Brianna, je devinais la gravité d'une telle blessure, sans antibiotiques ni aucune autre forme de remède efficace, pas même les onguents rudimentaires à base de simples que les guérisseurs de l'époque savaient confectionner. Combien de temps avait-il tenu, secoué dans sa carriole entre Culloden et Lallybroch ? Deux jours ? Trois jours ? Comment avait-il pu survivre dans de telles conditions ?

— Pourtant, il en a réchappé.

La voix de Brianna s'immisça dans mes pensées, répondant à Roger qui avait dû émettre des doutes semblables aux miens. Elle avait parlé avec une assurance tranquille, comme si elle avait assisté en personne à tous les événements décrits par lord Melton et ne doutait pas un instant de leur issue positive.

— Il est rentré chez lui, insista-t-elle. Gribonnet, c'est lui. J'en suis sûre !

— Gribonnet ?

Fiona, venue reprendre ma tasse laissée intacte, la regarda avec surprise.

— Vous parliez du Gribonnet ? demanda-t-elle.

— Pourquoi ? fit Roger, interloqué. Vous le connaissez ? Elle hocha la tête, vidant le contenu de ma tasse dans le pot d'aspidistra près de la cheminée et la remplissant à nouveau de thé chaud.

— Oh oui ! Ma grand-mère me racontait souvent son histoire.

— Quelle histoire ?

Brianna se pencha vers elle, avec une expression fascinée, son bol de chocolat pressé entre ses deux mains.

— Je vous en prie, Fiona ! supplia-t-elle. Racontez-nous !

Fiona parut légèrement étonnée de se retrouver soudain au centre de tant d'attention, mais obtempéra avec grâce :

— Bah ! c'est juste l'histoire d'un des soldats de Bonnie Prince Charlie. À  l'époque de la grande défaite de Culloden, la plupart d'entre eux ont été massacrés. Pourtant, l'un d'entre eux a pu fuir le champ de bataille et a remonté la rivière à la nage. Les Anglais le pourchassaient de loin sur la berge. Arrivé à hauteur d'une église où l'on disait la messe, il s'est réfugié à l'intérieur, suppliant le prêtre et ses paroissiens de le cacher. Ils ont eu pitié de lui et lui ont fait enfiler une chasuble. Quand les Anglais ont fait irruption dans l'église un peu plus tard, le jacobite était dans la chaire, prêchant. Ses vêtements trempés dégoulinaient à ses pieds, mais les Anglais n'ont rien vu et ont poursuivi leur chemin. C'est ainsi que le jacobite a été sauvé. Les paroissiens ont déclaré que c'était le plus beau sermon qu'ils avaient jamais entendu !

Fiona éclata d'un rire joyeux, tandis que Brianna fronçait les sourcils et que Roger la dévisageait avec perplexité.

— Mais quel rapport avec Gribonnet ? Je croyais que... commença Roger.

— Oh non ! le rassura Fiona. Gribonnet, c'est une autre histoire. Il s'agit encore d'un jacobite qui a survécu à Culloden. Il est rentré sur ses terres après la bataille, mais comme les Sassenachs fouillaient toutes les Highlands pour le retrouver, il a dû se cacher dans une grotte pendant sept ans.

Brianna poussa un long soupir de soulagement.

— ... Et ses métayers l'ont baptisé le bonnet gris ou Gribonnet pour ne pas prononcer son nom et risquer de le trahir, acheva-t-elle à la place de la gouvernante.

— Ah, vous la connaissez déjà ? s'étonna la jeune femme.

— Votre grand-mère vous a-t-elle raconté ce qui lui était arrivé ensuite ? demanda Roger.

— Oh oui ! C'est le plus beau de l'histoire. C'est que, voyez-vous, après Culloden, une grande famine s'est abattue sur les Highlands. Les gens mouraient de faim. Beaucoup avaient été chassés de leur maison, les hommes étaient abattus et les chaumières incendiées. Les métayers de Gribonnet s'en sortaient mieux que les autres, mais même ainsi, ils se retrouvèrent un beau jour sans plus rien à manger et leur ventre gargouillait du soir au matin : il n'y avait plus de gibier dans la forêt, plus de poisson dans les rivières et plus de blé dans les champs. Les nourrissons mouraient dans les bras de leur mère, faute de lait.

Un frisson glacé m'envahit. Je revoyais les habitants de Lallybroch, le visage bleui par le froid, les traits émaciés par la faim... ces gens que j'avais connus et aimés... Outre l'horreur que j'éprouvais, je me sentais également coupable. Pendant tout ce temps, loin de partager leur sort, j'avais été bien au chaud, en sécurité, bien nourrie. Un regard vers Brianna me réconforta quelque peu. Elle aussi, elle avait été épargnée. Elle avait grandi en ne manquant de rien... parce que j'avais fait ce que Jamie m'avait demandé.

— Alors, Gribonnet conçut un plan machiavélique, poursuivit Fiona. Il ordonna à un de ses métayers d'aller trouver les Anglais et de leur dire comment prendre son maître au piège. C'est que sa tête avait été mise à prix, vous comprenez. Il faut dire qu'il avait été un des bras droits du Prince ! En récompense de sa trahison, le métayer recevrait une belle somme en or qui permettrait aux gens du domaine de survivre.

Ma main serra si fort l'anse délicate de ma tasse en porcelaine qu'elle me resta dans les doigts.

— Le prendre au piège ! m'écriai-je d'une voix éraillée. Les Anglais l'ont pendu ?

Fiona sursauta devant mon ton alarmé.

— Mais... euh... non, hésita-t-elle. À  vrai dire, d'après ma grand-mère, il a bien failli y passer. Il a été condamné pour haute trahison mais, au bout du compte, ils l'ont simplement jeté en prison. Les métayers ont quand même reçu leur récompense en or et ont ainsi survécu à la famine.

Elle nous lança un regard enjoué, estimant manifestement que c'était là une fin heureuse.

— Dieu merci ! souffla Roger.

Il reposa sa tasse et resta un instant plongé dans ses pensées.

— La prison, soupira-t-il enfin d'un ton soulagé. Brianna lui lança un regard offusqué.

— À  t'entendre, on croirait que c'est une bonne chose ! protesta-t-elle.

Elle avait les lèvres pincées et les yeux brillants.

— Ça l'est, répondit Roger sans remarquer son désarroi. Nous connaissons la plupart des prisons où les jacobites ont été enfermés. Or qui dit prison dit registres.

Il leva les yeux et son regard alla du visage perplexe de Fiona à celui, rembruni, de Brianna. Puis il se tourna vers moi dans l'espoir que quelqu'un, au moins, avait suivi son raisonnement.

— Vous ne comprenez donc pas ? insista-t-il. S'il est allé en prison, cela signifie qu'on peut le retrouver.

D'un geste de la main il indiqua les étagères croulant sous les livres et les documents.

— Elle est là, indiqua-t-il. Dans un registre, un document, une liste... la preuve, une trace irréfutable ! En retournant en prison, Jamie Fraser est entré à nouveau dans l'histoire écrite ! Il est sûrement quelque part là-dedans !

— Dans ce cas, ajouta Brianna en reprenant espoir, on pourra apprendre ce qu'il a fait à sa sortie de prison.

Roger serra les lèvres pour réprimer la phrase qui venait de lui traverser l'esprit : « Encore faudrait-il qu'il en soit ressorti un jour. »

Au lieu de cela, il prit la main de Brianna et la serra doucement.

— Sans doute, dit-il. Il suffit de chercher.

Son regard croisa le mien, exprimant un mélange d'espoir et d'inquiétude.

Une semaine plus tard, Roger conservait toujours une foi inébranlable en ses documents. On ne pouvait en dire autant du petit guéridon en marqueterie du XVIIIe siècle dont les élégantes jambes galbées menaçaient de céder d'un moment à l'autre sous le poids des livres.

Dans le bureau de feu le révérend, il ne restait plus une surface plane qui ne soit jonchée de papiers, de journaux, de livres et de grosses enveloppes provenant des quatre coins d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande, envoyées par des associations d’historiens amateurs, des ligues d'antiquaires, des universités et des bibliothèques.

— Si vous posez une autre page sur ce meuble, il va s'effondrer, avertit Claire en voyant Roger sur le point de lancer une autre enveloppe sur le petit guéridon.

— Pardon ? Ah oui, vous avez raison.

Au bout de son bras tendu, l'enveloppe changea de direction, chercha vainement un espace vide, puis atterrit lourdement sur le plancher.

— J'ai fini d'éplucher les registres de Wentworth, indiqua Claire. A-t-on reçu ceux de Berwick ?

— Oui, ils sont arrivés ce matin. Mais allez savoir où je les ai mis !

Roger balaya la pièce des yeux. Celle-ci rappelait vaguement le sac de la bibliothèque d'Alexandrie, juste avant qu'on n'y jette la première torche. Il se frotta le front, essayant de se concentrer. Après avoir passé une semaine à lire, dix heures par jour, des registres de prisons anglaises rédigés à la main, ainsi que les lettres et les journaux intimes de leurs gouverneurs successifs, il avait l'impression d'avoir les yeux poncés au papier de verre.

— Elle était bleue, se souvint-il. Je suis sûr et certain qu'elle était bleue. C'était une enveloppe de MacAllister, le directeur du département d’histoire de Trinity College à Cambridge. Or Trinity n'utilise que de grandes enveloppes bleues portant le blason du collège. Fiona l'a peut-être vue. Fiona !

Il sortit dans le couloir et réitéra son appel. Malgré l'heure tardive, il y avait encore de la lumière dans la cuisine et un parfum de chocolat chaud et de gâteau aux amandes flottait dans l'air. Fiona n'abandonnait jamais son poste tant qu'il y avait encore quelqu'un dans les parages susceptible d'avoir besoin d'être nourri.

— Oui ? fit-elle en entrouvrant la porte de la cuisine. Je vous apporte du chocolat chaud dans quelques minutes. J'attends juste que le gâteau soit cuit.

Roger sourit avec attendrissement. Fiona se fichait éperdument de l'histoire et ne lisait jamais rien d'autre que des magazines féminins. Toutefois, elle ne remettait jamais en question les activités de son employeur, se contentant d'épousseter les piles de livres et de papiers sans se soucier de leur contenu.

— Merci, Fiona, dit-il. Vous n'auriez pas vu une grosse enveloppe bleue, par hasard ? Elle est arrivée ce matin et je ne sais plus ce que j'en ai fait.

— Elle est dans la salle de bains au premier, répondit-elle sans hésiter. Vous l'avez laissée avec un grand livre dont la couverture porte un titre en lettres dorées et le portrait de Bonnie Prince Charlie. Ah ! il y a aussi trois lettres ouvertes... plus la facture du gaz. D'ailleurs, vous n'oublierez pas de la payer, n'est-ce pas ? La date limite est le 14 de ce mois. J'ai tout posé sur le bidet.

Au même instant, la sonnerie du four émit un petit ding ! annonçant que le gâteau était prêt, et elle disparut aussitôt dans sa cuisine.

Roger grimpa l'escalier quatre à quatre, le sourire aux lèvres. Avec une telle mémoire photographique, Fiona aurait pu faire une bonne historienne. De fait, sans le savoir, elle était déjà une excellente assistante de recherche. À  partir du moment où un document ou un livre présentait un aspect qui le différenciait des autres, elle pouvait vous indiquer en un clin d'œil où le trouver.

— Bah, ce n'est rien ! avait-elle dit un jour en riant à Roger tandis qu'il s'excusait du désordre qui régnait dans la maison. C'est comme si le révérend était toujours là, avec ses paperasses éparpillées dans tous les coins. On se croirait au bon vieux temps !

En redescendant plus calmement au salon, l'enveloppe bleue dans la main, il se demanda ce que son père adoptif aurait pensé de la quête qui l'occupait à présent. Il se serait sans doute plongé le premier dans les recherches. Il revoyait encore le révérend, son crâne chauve luisant sous le globe du plafonnier, tandis qu'il allait et venait entre son bureau et la cuisine, où la vieille Mme Graham, grand-mère de Fiona, subvenait à ses maigres besoins nocturnes tout comme le faisait désormais sa petite-fille.

Autrefois, les fils reprenaient le métier de leur père plus par sens pratique qu'autre chose, histoire de garder les affaires dans la famille. Ou y avait-il des prédispositions héréditaires à certaines professions ? Naissait-on réellement pour devenir cuisinier, forgeron ou commerçant, venant au monde avec un goût et une aptitude déjà tout tracés ?

Cela ne pouvait s'appliquer à tous. Il y avait toujours ceux qui quittaient le cocon familial, se lançaient à l'aventure, acquéraient des compétences que leurs pères n'avaient pas. Dans le cas contraire, il n'y aurait pas d'inventeurs ni d'explorateurs. Cependant, il était indéniable que certaines familles étaient attachées à des professions particulières, même dans ces temps modernes de mobilité sociale où chacun avait accès à l'éducation et aux moyens de transport.

Ce qui l'intéressait particulièrement, c'était Brianna. Il observa Claire penchée sur le bureau et se demanda si sa fille lui ressemblerait un jour, à moins que sa destinée ne soit prédéterminée par la personnalité fantasmatique de son père naturel, à la fois guerrier, fermier, bandit, courtisan et laird.

Il médita sur ce sujet pendant encore près d'un quart d’heure, jusqu'à ce que Claire referme son dossier et se cale à nouveau dans le fond de son fauteuil avec un soupir.

— À  quoi pensez-vous ? lui demanda-t-elle.

— Oh, à rien de spécial, répondit-il avec un sourire. Je me demandais pourquoi nous sommes tels que nous sommes. Par exemple, pourquoi êtes-vous devenue médecin ?

— Pourquoi suis-je devenue médecin ?

Claire huma la vapeur qui se dégageait de sa tasse de chocolat puis, décidant qu'il était encore trop chaud, la reposa sur le bureau. Elle se frotta les mains et dévisagea Roger.

— Et vous, pourquoi êtes-vous devenu historien ?

Il lança un regard autour de lui, indiquant la pièce croulant de souvenirs et de documents.

— Que voulez-vous ? J'ai grandi au milieu de tout ça Dès que j'ai été en âge de lire, j'ai parcouru les Highlands avec mon père à la recherche d'antiquités et de documents anciens. Il était sans doute naturel que je continue de le faire une fois adulte, non ?

Elle hocha la tête, étirant ses épaules courbaturées après toutes ces heures penchée sur des papiers. Brianna incapable de rester debout plus longtemps, avait capitulé une heure plus tôt et était montée se coucher, laissant Claire et Roger poursuivre leurs recherches dans les archives administratives des prisons anglaises.

— C'est à peu près la même chose pour moi, répondit-elle. Je ne pourrais pas vraiment parler de vocation. Mais un beau jour, je me suis rendu compte que j'avais passé plusieurs années à soigner les gens... que je ne les soignais plus et que cela me manquait.

Elle posa les mains sur la table devant elle et écarta les doigts.

— Je me souviens d'une vieille chanson à la mode pendant la Grande Guerre, reprit-elle. Chaque fois qu'ils se réunissaient, les anciens camarades de régiment d'oncle Lamb la chantaient en chœur, tard dans la nuit quand ils étaient bien éméchés. « Comment vas-tu garder tes fils à la ferme, maintenant qu'ils ont vu Pâââriiis ? »

Elle fredonna la première strophe, puis s'interrompit avec un sourire mélancolique.

— J'avais vu Pâââriiis, enchaîna-t-elle, et bien d'autres choses encore : Caen et Amiens, Preston et Falkirk, l'hôpital des Anges et la pseudo-infirmerie de Castle Leoch. J'avais fait un travail de médecin, dans tous les sens du terme. J'avais accouché des enfants, remis des os en place, recousu des plaies, traité des fièvres... Naturellement, j'avais encore beaucoup à apprendre. C'est pour ça que je suis retournée à la faculté de médecine. Mais cela n'a pas changé grand-chose.

Elle plongea un doigt dans la mousse laiteuse qui flottait dans sa tasse de chocolat puis le lécha.

— J'ai désormais un diplôme officiel de chirurgien... mais j'étais médecin bien avant d'aller à la faculté.

Roger l'observait avec intérêt.

— Je suis sûr que cela n'a pas été aussi facile que vous le dites, Claire. À  l'époque où vous avez repris vos études, il n'y avait pratiquement pas de femmes médecins. Aujourd’hui encore, elles sont peu nombreuses. En outre, vous aviez une famille.

— C'est vrai, ça n'a pas toujours été rose. J'ai attendu que Brianna soit en âge d'aller à l'école, bien entendu, et que nous ayons assez d'argent pour engager une femme pour faire le ménage et la cuisine, et puis... j'ai appris à être une mère pendant la journée et à étudier pendant la nuit. J'ai cessé de dormir, tout simplement. À  sa manière, Frank m'a aidée, lui aussi.

Roger goûta son chocolat et le trouva suffisamment refroidi pour le boire en tenant sa tasse des deux mains, appréciant la chaleur qui traversait la porcelaine blanche pour se diffuser dans ses paumes. Bien que l'on fût en juin, les nuits étaient encore fraîches et le chauffage électrique de rigueur.

— Vraiment ? dit-il, intrigué. D'après ce que vous m'avez déjà dit sur lui, j'aurais pensé que Frank se serait opposé à ce que vous repreniez vos études.

— Oh, pour ça, il était loin d'être ravi !

Elle serra les dents, ce qui en dit plus long à Roger que n'importe quelle explication. Il imagina les discussions animées, les conversations restées inachevées, les non-dits, le mur d'obstination, les mille et une tactiques pour contourner diplomatiquement le sujet épineux plutôt que d'opposer une franche résistance.

Elle avait décidément un visage très expressif. Fasciné, Roger fut pris d'une angoisse soudaine. Ses propres pensées étaient-elles aussi facilement déchiffrables ? Brusquement mal à l'aise, il plongea le nez dans sa tasse de chocolat.

Lorsqu'il releva les yeux, Claire le dévisageait attentivement avec une petite moue sarcastique. Jugeant préférable de détourner son attention, il demanda :

— Dans ce cas, pourquoi votre mari vous a-t-il aidée ? Qu'est-ce qui l'a fait changer d’avis ?

L'expression de Claire s'adoucit aussitôt.

— C'est Brianna. Pour lui, seul comptait le bonheur de notre fille.

Comme je le lui avais dit, j'avais attendu que Brianna soit en âge d'aller à l'école avant de reprendre mes études. Mais même ainsi, ses horaires et les miens n'étaient pas toujours compatibles, laissant de larges plages vides que nous comblions avec plus ou moins de bonheur avec une armée de gouvernantes et de baby-sitters. Certaines plus compétentes que d'autres.

Comment oublier la fois où j'avais reçu un appel à l'hôpital, m'annonçant que Brianna avait eu un accident ? Folle d'inquiétude, je me précipitai chez nous sans prendre le temps d'enlever ma blouse verte. En arrivant dans notre rue, je crus perdre la raison en apercevant une voiture de police et une ambulance devant la maison, illuminant la nuit de pulsations rouge sang, tandis que des voisins curieux s'étaient massés sur le trottoir.

Quelque temps plus tard, en reconstituant les faits, nous comprîmes que la dernière baby-sitter en date, agacée que je sois une fois de plus en retard, avait tout bonnement décidé de rentrer chez elle, abandonnant la petite fille de sept ans dont elle avait la garde après lui avoir recommandé d’« attendre maman ». Ce que Brianna avait sagement fait pendant près d'une heure. Mais en voyant la nuit tomber, elle s'était mise à avoir peur toute seule dans le noir et avait décidé de venir me chercher. En traversant une des rues animées de notre quartier, elle avait été renversée par une voiture.

Dieu merci, elle n'avait que quelques bleus. La voiture en question roulait au pas. Elle avait eu très peur, mais pas autant que moi. En entrant dans le salon, je la découvris allongée sur le canapé. Elle leva vers moi des yeux rougis par les larmes et cria : « Maman ! Où tu étais ! Je t'ai cherchée partout ! »

Je parvins à conserver un semblant de sang-froid professionnel tandis que j'inspectais ses blessures, refaisais ses pansements et remerciais ses sauveteurs qui, dans mon esprit coupable du moins, me lançaient des regards accusateurs. Après l'avoir couchée avec son nounours et soigneusement bordée, je redescendis à la cuisine où je m'effondrai enfin en pleurs.

Frank me tapota timidement l'épaule, me murmurant des paroles de réconfort, puis, constatant que c'était peine perdue, il décida de se rendre utile en préparant du thé.

— C'est décidé, dis-je soudain tandis qu'il plaçait une tasse fumante devant moi. Je démissionne demain.

— Démissionner ? s'étonna-t-il. Maintenant que tu fais ton internat ? Mais pourquoi ?

— Ce n'est plus possible. On ne peut plus continuer comme ça.

Bien que je ne prenne jamais de sucre ni de lait dans mon thé, j'y ajoutai cette fois les deux, mélangeant le liquide chaud et observant les volutes lactées se répandre dans la tasse.

— Je ne veux plus laisser Brianna entre les mains d'une inconnue, renchéris-je. Non seulement il n'y a aucun moyen d'être sûrs qu'on s'occupera bien d'elle, mais en plus, Brianna n'est pas heureuse. Jusqu'ici, aucune des baby-sitters que nous avons engagées ne lui a vraiment plu.

— Je sais bien.

Il était assis en face de moi, touillant lui aussi son thé. Après un long silence, il annonça :

— Tu as tort de vouloir démissionner.

Je fus prise de court. J'avais été persuadée qu'il accueillerait ma décision avec soulagement. Je me mouchai puis relevai vers lui des yeux stupéfaits.

— Tu crois vraiment ?

Il pinça les lèvres, esquissa une moue mi-agacée mi-attendrie.

— Écoute, Claire. Tu as la chance d'avoir toujours su ce que tu voulais. Sais-tu seulement à quel point c'est rare ?

— Non.

Il se cala contre le dossier de sa chaise, secouant la tête d'un air désabusé.

— En effet, j'imagine que tu ne t'en rends même pas compte.

Il contempla un instant ses belles mains. Leur dos était glabre et leurs doigts effilés, comme des mains de femme. C'étaient des mains élégantes, de celles qui dessinent des gestes gracieux pour ponctuer un discours savant.

— Moi, je n'ai pas cette chance, reprit-il. Certes, je fais bien mon travail : étudier, enseigner, écrire... Il m'arrive même d'être brillant. J'aime ce que je fais, mais au fond... 

Il hésita, me fixant avec sincérité.

— ... je pourrais tout autant faire autre chose, en y mettant la même énergie, la même intensité. Je n'ai pas cette conviction absolue d'avoir une tâche précise à accomplir dans ma vie, contrairement à toi.

— Tu trouves que c'est bien ?

Il se mit à rire.

— Ça complique sacrement la vie de tout le monde, si tu veux savoir ! La tienne, celle de Brianna et la mienne. Mais n'empêche... je t'envie parfois.

Il me prit la main et la serra dans la sienne.

— Se passionner pour quelque chose... ou quelqu'un, c'est magnifique, Claire, et terriblement rare.

Il lâcha ma main et se contorsionna sur sa chaise pour saisir un livre sur l'étagère derrière lui. C'était l'un de ses ouvrages de référence, une série de portraits des pères fondateurs de l'Amérique par Woodhill, Les Patriotes.

Il posa doucement la main sur la couverture du livre, comme s'il craignait de troubler le repos de ceux dont les vies y étaient couchées pour l'éternité.

— Ces gens-là étaient comme toi. Ils aimaient passionnément, au point de tout risquer. Ils avaient un but dans la vie : aller de l'avant et faire évoluer les choses. La plupart des gens en sont incapables. Ce n'est pas qu'ils n'aient pas de cœur, mais simplement qu'il ne bat pas assez fort.

Il reprit ma main et la retourna pour exposer ma paume. Du bout d'un doigt qui me chatouillait, il suivit les lignes qui la sillonnaient.

— Est-ce que c'est écrit ici ? Je me le demande, dit-il, l'air songeur. Certains d'entre nous naissent-ils avec un destin tout tracé, comme s'ils étaient programmés pour faire de grandes choses ? Ou est-ce simplement qu'ils viennent au monde avec une grande passion en eux et que, si les circonstances s'y prêtent, celle-ci éclate au grand jour ? À  force d'étudier l'histoire, je suis bien forcé de me poser la question... mais comment le savoir ? On ne connaît ces hommes qu'après coup, lorsque leur tâche est déjà accomplie. Toutefois, Claire... 

Il marqua une pause puis acheva, une note d'avertissement dans la voix :

— ... ils l'ont tous payé cher.

— Je sais.

Je me sentais distante, comme si je nous observais d’haut. Je nous distinguais clairement : Frank, beau, mince, les traits las, les tempes grisonnantes. Moi, dans ma blouse d'interne toute chiffonnée, les cheveux défaits, le col froissé par les larmes de Brianna.

Nous restâmes silencieux un long moment, ma main toujours dans la sienne. Je contemplais les lignes mystérieuses de ma paume, avec ses vallées et ses collines, aussi lisible qu'une carte routière... mais où menait donc la route de ma vie ?

Quelqu'un avait déjà lu les lignes de ma main des années plus tôt, une vieille Écossaise, Mme Graham, grand-mère de Fiona. « Les lignes de votre main évoluent en même temps que vous, m'avait-elle dit. Elles ne disent pas ce que vous deviendrez mais reflètent plutôt ce que vous avez fait de votre existence. »

Qu'en avais-je fait ? Qu'étais-je en train d'en faire ? Un souk, probablement. Je n'étais ni une bonne mère, ni une bonne épouse, ni un bon médecin. Un vrai souk. Autrefois, j'avais cru être une personne entière, capable d'aimer un homme, d'élever un enfant et de guérir des malades... Tous ces aspects m'avaient semblé constituer des facettes complémentaires de ma personnalité et non pas les fragments éclatés de ma vie de plus en plus dispersée. Mais c'était autrefois, quand l'homme que j'aimais s'appelait Jamie, et que j'étais emportée dans un courant plus fort que moi.

— C'est moi qui m'occuperai de Brianna.

Absorbée par ma propre misère, je ne compris pas tout de suite ce que Frank venait de dire.

— Quoi ?

— J'ai dit, reprit-il patiemment, que je m'occuperai de Brianna. Elle n'aura qu'à venir à mon bureau en sortant de l'école et je la ramènerai à la maison le soir.

Je m'essuyai le nez.

— Mais je croyais que tu n'aimais pas qu'il y ait des enfants qui traînent dans les bureaux ?

De fait, il m'avait rebattu les oreilles avec le cas de Mme Clancy, une secrétaire, qui avait amené son petit-fils au travail pendant un mois, en attendant que sa mère malade soit remise sur pied.

Il haussa les épaules.

— Dans la vie, il faut savoir s'adapter. Et puis, Brianna n'est pas comme le petit Bart Clancy. Je doute qu'elle passe son temps à courir dans les couloirs en poussant des cris de bête.

— Je n'en suis pas si sûre. Sincèrement, tu serais prêt à t'occuper d'elle après l’école ?

Un soupçon de soulagement commença à dénouer le nœud dans mon estomac. Il y avait bien des domaines où je ne pouvais me fier à Frank, notamment celui de la fidélité conjugale, mais s'il y en avait un où je pouvais lui faire une confiance aveugle, c'était celui du bien-être de Brianna.

Brusquement, mon plus gros souci disparaissait. Je n'avais plus besoin de me précipiter à la maison en sortant de l'hôpital, remplie de crainte parce que j'étais en retard, sachant que Brianna boudait dans sa chambre parce qu'elle n'aimait pas sa dernière baby-sitter. Elle n'avait d'yeux que pour Frank. Elle serait aux anges à l'idée d'aller le retrouver à son bureau tous les jours.

— Pourquoi ce changement d’attitude ? demandai-je avec prudence. Tu n'as jamais caché que tu n'étais pas chaud à l'idée que je devienne médecin.

— C'est vrai. Mais je sais aussi que, quand tu as quelque chose en tête, il n'y a aucun moyen de t'arrêter. Peut-être que le mieux que j'aie à faire, c'est de t'aider à y arriver... pour que Brianna n'ait pas à en subir les conséquences.

Ses traits s'étaient durcis quand il avait prononcé ces dernières paroles, et il se détourna.

— S'il a jamais pensé qu'il avait une mission dans la vie, un destin tout tracé... c'était sans doute celui de veiller sur Brianna.

Claire se tut, remuant son chocolat d'un air songeur.

— Et vous, Roger ? reprit-elle. Pourquoi m'avez-vous posé cette question ?

Il mit un certain temps avant de répondre, buvant lentement son chocolat, sombre, avec de la crème fraîche et une pincée de sucre roux. En le voyant en compagnie de Brianna, Fiona, toujours lucide, avait vite abandonné ses espoirs de séduire le jeune homme par ses talents culinaires. Néanmoins, la cuisine était son art, tout comme la médecine était celui de Claire. Elle était née avec un don et était incapable de ne pas l'exploiter.

— Parce que je suis historien, sans doute, répondit-il enfin. J'ai besoin de savoir ce que les hommes du passé ont fait exactement et pourquoi.

— Vous croyez que je peux vous le dire ? Je n'en sais rien moi-même.

Il secoua la tête.

— Non, vous le savez. Vous en savez plus que la plupart des gens. Les sources historiques offrent rarement votre... Il marqua une pause et esquissa un petit sourire.

— ... perspective unique.

La tension entre eux se relâcha soudain. Elle éclata de rire.

— Oui, on peut le dire, convint-elle.

— En outre, poursuivit Roger en la dévisageant attentivement, vous êtes sincère. Je ne crois pas que vous pourriez mentir, même si vous en aviez envie.

Elle lui lança un regard sarcastique.

— Tout le monde peut mentir si le jeu en vaut la chandelle, Roger. Même moi. C'est simplement un peu plus difficile pour ceux qui, comme moi, affichent leurs moindres pensées sur leur visage. Nous devons préparer nos mensonges longtemps à l'avance.

Elle se pencha sur la table et feuilleta les papiers devant elle, lentement, un par un. Il s'agissait de listes de noms de prisonniers. La tâche était compliquée par le fait que certaines prisons anglaises n'avaient pas pris leur travail d'archivage très au sérieux.

Certains gouverneurs ne tenaient aucun registre officiel de leurs détenus, ou ne les inscrivaient qu'occasionnellement, au hasard de leurs notes de frais et d'entretien, ne faisant aucune distinction entre le décès d'un prisonnier et l'abattage de deux bouvillons destinés à être fumés.

Roger pensait que Claire avait abandonné la conversation mais, quelques instants plus tard, elle releva le nez.

— Cela dit, vous avez parfaitement raison, dit-elle. Je suis sincère, trop sincère à vrai dire. Il m'est difficile de ne pas dire ce que je pense. Vous vous en êtes sans doute rendu compte, puisque vous êtes pareil.

— Moi ?

Roger se sentit étrangement flatté.

Claire hocha la tête, avec un léger sourire.

— Oui, vous. On ne peut pas s'y tromper. Il y a peu de gens comme vous et moi, vous savez, des gens qui vous disent franchement la vérité, sur eux-mêmes comme sur les autres. Je n'en ai rencontré que... quatre, je pense : Jamie, naturellement ; maître Raymond, l'apothicaire que j'ai rencontré à Paris ; un ami que j'ai connu à la faculté de médecine, Joe Abernathy ; et puis vous, je crois.

Elle inclina sa tasse et but une dernière gorgée de chocolat chaud. Puis elle la reposa et fixa Roger attentivement.

— Frank avait raison, d'une certaine façon. La vie n'est pas nécessairement plus simple quand on sait ce qu'on veut, mais au moins, on ne perd pas son temps à s'interroger sans cesse ou à douter de tout. La sincérité n'est pas non plus toujours facile à vivre. Mais je suppose que, lorsqu'on est honnête envers soi-même et que l'on se connaît un peu, on risque moins de se tromper et de finir ses jours avec l'impression d'avoir gâché sa vie.

Elle repoussa la pile de documents devant elle et en approcha une autre, une liasse de chemises portant le logo du British Muséum.

— Jamie était comme ça, murmura-t-elle comme en se parlant à elle-même. Lorsqu'il s'était fixé une tâche, rien ne pouvait plus l'arrêter, qu'elle soit dangereuse ou non. Je ne crois pas qu'il ait jamais eu l'impression d'avoir gâché sa vie, quoi qu'il lui soit arrivé.

Elle se tut et se replongea dans son travail, se concentrant sur l'écriture en pattes de mouche d'un homme mort depuis des lustres, cherchant un détail infime lui indiquant quel avait été le sort de Jamie Fraser, s'il avait fini ses jours au bout d'une corde ou moisissant au fond d'un cachot.

La pendule sur le manteau de la cheminée sonna minuit, son carillon d'une gravité surprenante et mélodieuse pour un instrument si petit. Il retentit un quart d’heure, puis une demi-heure plus tard, ponctuant le bruit monotone des pages que l'on tournait. Roger reposa la liasse de paperasses jaunies qu'il compulsait et bâilla longuement sans prendre la peine de mettre la main devant sa bouche.

— Je n'en peux plus, je vois double ! grogna-t-il. On reprend demain matin ?

Claire ne répondit pas tout de suite. Elle fixait le grillage rougeoyant du petit poêle électrique et semblait à des années-lumière de distance. Roger répéta sa question en haussant la voix, la ramenant lentement sur terre.

— Non, dit-elle en tendant la main vers une autre pile. Allez-vous coucher, Roger. Je vais rester encore un peu. Elle lui adressa un petit sourire d'encouragement, l'air encore un peu lointaine.

Je faillis passer à côté. Parcourant rapidement les pages du bout du doigt, je ne lisais plus attentivement les noms, ne m'arrêtant que sur ceux qui commençaient par un « J ». Il y en avait des milliers, des John, des Joseph, des Jacques et des James, sans compter les James Edward, les James Alan, les James Walter et ainsi de suite. Puis je le vis, écrit en petites lettres appliquées : Jms. McKenzie Fraser, de Brock Turac.

Je reposai lentement le papier sur la table, fermai les yeux quelques secondes, puis les rouvris. Il était toujours là.

— Jamie, dis-je à voix haute. Mon cœur battait à se rompre.

Il était près de trois heures du matin. Tout le monde dormait, mais la vieille maison, elle, semblait veiller avec moi, craquant et soupirant, me tenant compagnie. Étrangement, il ne me vint pas à l'idée de bondir à l'étage pour réveiller Brianna et Roger. Je voulais garder la nouvelle pour moi seule encore quelque temps, et rester seule avec Jamie.

Je caressai les lettres du doigt. Celui qui avait écrit ce nom avait sans doute vu Jamie en personne. Peut-être même l'avait-il écrit alors que Jamie se tenait debout devant lui. La date inscrite en haut de la page indiquait « 16 mai 1753 ». Nous étions à peu près à la même saison. J'imaginais le temps, l'air frais et humide, avec quelques timides rayons de soleil lui réchauffant les épaules, faisant briller des reflets cuivrés dans sa tignasse. Comment était-il coiffé ? Avec les cheveux longs ou courts ? Il avait toujours préféré les porter longs, tressés ou en queue-de-cheval. Je revoyais encore son geste nonchalant lorsqu'il dégageait sa nuque pour se rafraîchir après un effort.

Il ne portait sûrement pas le kilt. Après Culloden, les Anglais avaient interdit le port du tartan. Il était donc sans doute en culottes et en chemise. Je lui en avais moi-même confectionné plusieurs. Peut-être les avait-il encore ? J'imaginais l'étoffe glissant doucement sous mes doigts. Il fallait trois mètres de lin pour faire une chemise, avec des longs pans et des manches larges qui, lorsque les Highlanders quittaient leur plaid pour dormir ou combattre, était leur seul vêtement. Je songeais à ses épaules larges sous le tissu rêche de la chemise, sa peau chaude, ses grandes mains me réchauffant dans la fraîcheur du printemps écossais.

Ce n'était pas la première fois qu'il se retrouvait en prison. Quelle tête avait-il faite devant le soldat chargé d'inscrire son nom dans le registre, ne sachant que trop ce qui l'attendait derrière les barreaux ? Une sombre mine, sans doute, fixant le sol de ses yeux bleu nuit, aussi sombres et impénétrables que les eaux du loch Ness.

Je rouvris les yeux, subitement consciente que j'étais assise sur le bord de ma chaise, le dossier serré contre ma poitrine, tellement emportée par mon évocation de Jamie que je n'avais même pas pensé à regarder de quelle prison provenait le registre en question.

À  l'époque, les Anglais avaient utilisé plusieurs forteresses converties en pénitenciers, ainsi que quelques châteaux forts plus petits. Je tournai lentement la première page du dossier. Serait-ce Berwick, près de la frontière ? La tristement célèbre Tolbooth, à Édimbourg ? Ou l'une des prisons du Sud, Leeds Castle par exemple, voire la sinistre Tour de Londres ?

Ardsmuir, indiquait la carte agrafée à la couverture du dossier.

« Ardsmuir ? m'étonnai-je. Je n'en ai jamais entendu parler. Où est-ce que ça peut bien être ? »

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